Juliette 6
Perdue, elle cherche un résident qui pourra peut-être l’aider à retrouver son chemin.


Ayant toujours été accompagnée lors de ses visites précédentes, elle n’avait absolument pas fait attention à la signalétique ni aux noms donnés aux bâtiments ou aux salles d’activités. « Je me souviens qu’il y avait des noms de fleurs, cela m’avait fait penser à faire une commande sur Jardinsetplumes.com… D’ailleurs, pourquoi toujours donner des noms de fleurs, d’oiseaux ou de villes exotiques à des lotissements ou bâtiments pour petits vieux ? Va-t-on se prendre pour des « oiseaux chanteurs » parce que l’on va jouer aux dominos dans la salle « chardonneret » ? Ou voltiger parce que l’on va goûter dans la pièce « papillon ! Ça m’étonnerait bien ! Hihi ! »
Elle se prend à plaisanter en son for intérieur, essentiellement pour se persuader qu’elle se sent confiante et que tout ira pour le mieux. Revenant sur ses pas, elle se retrouve dans le couloir principal et aperçoit un monsieur occupé à regarder par la fenêtre donnant sur le jardin : « Le pauvre homme n’a pas l’air très alerte. On dirait bien qu’il marmonne tout seul. Cela dit, il pourra sans doute me renseigner et me remettre sur le bon chemin. Avec tout cela, j’aurais presque l’impression d’être un petit chaperon rouge… ne me manque que la capeline rouge et un petit pot de beurre dans le panier de Dédé. Il faut que je fasse attention à ma vertu ! Mais ce grand pépère tout maigre ne ressemble pas au vilain méchant loup ! Héhé ! » D’un pas résolu, panier en avant tel une figure de proue, elle se dirige à la rencontre du résident. Arborant son sourire le plus avenant elle le salue :
« Je vous souhaite le bonjour, cher Monsieur ! Je viens d’emménager dans le bâtiment A et il semble que je me sois égarée en cherchant le réfectoire. Pouvez-vous m’indiquer comment m’y rendre, je vous prie ? »
Le vieil homme se tourne vers elle et la regarde d’un air un peu absent. Il esquisse un sourire et lui répond avec un large geste du bras semblant englober l’univers entier et lui répond avec conviction : « Gnéééééaaah ! » Puis il se met à piétiner tout en se tournant tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche. Quelque peu étonnée mais sans se démonter, Juliette insiste : « Mon cher ? Mon cher ? Regardez-moi. Non, pas par là. Oui, voilà. Mon cher, où se trouve le réfectoire, s’il vous plaît ? Le ré-fec-toire ? » Elle tente de capter l’attention du pauvre bougre qui semble tout à coup encore plus perdu qu’elle. Il reprend ses grands gestes accompagnés de sons inarticulés « Gnéééééaaah ! Nga ! » Juliette commence à douter de pouvoir trouver de l’aide auprès de cet homme qui semble incapable de lui répondre. D’un air courtois, elle tente de prendre congé en lui souhaitant à nouveau le bonjour mais celui-ci se place devant elle tout en gesticulant de ses grands bras fluets et en poussant des « Gnéééééaaah ! Ngaaaa ! » de plus en plus sonores. La vieille dame ne sait plus que faire et regarde autour d’elle espérant y découvrir une autre personne pour l’aider.
« Grands Dieux de la Vieillesse ! Mais où me suis-je donc fourrée ??? Si tous les autres résidents sont comme ce pauvre hère ?! Que faire ? C’est lui qui semble avoir besoin d’aide... » S’adressant au résident qui ne cesse de geindre et de brasser de l’air avec impatience : « Mon bon monsieur ? Regardez-moi… Oui, voilà… Avez-vous besoin d’aide ? Puis-je faire quelque chose ? » Ce dernier s’agite et insiste comme si ce qu’il exprimait avait sens : « GnéééééaaaaAAAAAAah !!!! » Juliette commence à s’affoler. Elle n’est absolument pas en mesure de s’occuper du pauvre homme, ne sait pas où aller, et jette des regards alarmés autour d’elle.
Un « ding ! » annonce l’ouverture inespérée de l’ascenseur du bout du couloir. Elle aperçoit alors un jeune homme en blouse blanche d’aide-soignant. Elle le hèle en agitant le bras pour attirer son attention. Celui-ci se dirige promptement vers elle -et son infortuné compagnon tapageur- et lui sourit. Il s’agit de Serge qu’elle a déjà rencontré la veille. « Ah ! Madame Juliette ! Je vois que vous avez fait connaissance avec Fernand. Le pauvre est inoffensif mais il ne parvient plus à s’exprimer correctement. Attendez… Monsieur Fernand, tout va bien. Tout va bien. Ne vous énervez pas. Nous allons tous aller prendre un bon petit-déjeuner. D’accord ? » Alors que le résident se calme à la vue de Serge et se concentre à nouveau sur la vue du jardin, Serge explique à Juliette qu’il souffre d’une dégénérescence qui affecte son langage et sa gestion de l’espace. Le pauvre panique lorsqu’il prend conscience qu’il ne parvient pas à se faire comprendre mais retombe rapidement dans une sorte d’apathie. Il attrape le bras de Fernand avec douceur mais fermeté et entreprend de le mener dans le couloir en le gardant à ses côtés. Juliette lui sourit un peu gênée, obligée de reconnaître que, dès sa première matinée au sein de l’EHPAD, elle a déjà besoin d’aide et qu’elle cherche effectivement à se familiariser avec les lieux. Tout en guidant Fernand réfugié dans une attitude absente, Serge engage la conversation avec la vieille dame qu’il pressent un peu tourmentée par sa mésaventure. Il se montre très rassurant, et, d’un ton désinvolte, comme si de rien n’était, il se renseigne : Juliette a-t-elle besoin de trouver le chemin du réfectoire puisque l’heure du petit-déjeuner approche ? Ou a-t-elle été stoppée en chemin par Fernand alors qu’elle se rendait dans le hall principal afin de faire la connaissance de certains de ses voisins matinaux ? Il pose toutes ces questions au milieu de remarques courtoises sur sa tenue et le joli panier en osier de Dédé, avec tact, comme s’il n’avait pas remarqué la détresse qui s’était emparée de Juliette. Elle lui en est grandement reconnaissante et parvient à reprendre la maîtrise d’elle-même.