Juliette 4
Pour se remettre de tous ces bouleversements, Juliette propose à sa fille d’aller déjeuner en ville


Une fois installée dans le « clapier à roulettes », la ceinture bouclée et le regard dirigé droit devant elle, Juliette attend que Charlotte s’asseye à son tour et, avant que cette dernière n’enclenche la mise en marche, elle pose sa main sur la sienne et soupire. « Tu sais, ma Chacha, ce n’est pas si mal ici… mais ma maison me manque. Tu me promets que nous la gardons encore un peu, n’est-ce pas ? Je ne veux pas la vendre tout de suite, cette idée me fait trop mal au cœur… » Puis changeant de sujet : « Tu sais ce qui me ferait plaisir avant d’aller faire nos emplettes ? » Elle regarde sa fille avec un sourire empreint autant de tendresse que de chagrin. « Un bon ptit restau mère-fille ! Ça fait longtemps que nous n’avons pas fait cela ! Si nous allions dans ce restaurant chinois dans lequel ton père et moi aimions tant aller, tu sais, celui dans lequel nous avions emmené toute la famille l’année de son dernier anniversaire ? » Charlotte entend le sanglot ravalé par sa mère malgré les efforts de cette dernière pour mettre de la chaleur et de la gaité dans sa demande. « Bien sûr, maman, mais je ne suis pas certaine qu’il existe encore, cela fait 5 ans maintenant. Cela dit, il est encore tôt, nous avons le temps d’aller voir s’il est encore ouvert et, si tel est le cas, s’il est possible de nous y installer. A moi aussi, cela me ferait très plaisir. »
Durant le trajet, la mère et la fille se racontent des souvenirs, des rires, des peines également. Parvenues à destination, elles constatent que le restaurant est toujours là et parviennent à se garer à proximité, sur une place handicapée restée inoccupée, grâce au macaron de stationnement délivré à Juliette par la MDPH. « Ce macaron nous simplifie un peu la vie, hein, ma Chacha : enfin un avantage à devenir toute décrépie comme ta vielle mère ! Héhé ! » Juliette rayonne de joie en regardant la devanture : rien n’a changé à l’intérieur, ni le décor rouge et or, ni l’aquarium avec tous ses petits poissons multicolores, … Le patron qui les accueille en personne la reconnaît immédiatement. Il lui demande chaleureusement de ses nouvelles et apprend le décès d’Edmond avec une respectueuse compassion. Il leur annonce qu’il est tout à fait possible de les installer mais dans le fond de la salle car un groupe a réservé plusieurs grandes tables et il ne reste que deux emplacements disponibles pour deux à quatre personnes. Juliette, toujours précédée de Dédé, se heurte à l’étroitesse du passage entre les meubles. Le déambulateur à roulettes ne passe pas et il serait hasardeux pour elle de se faufiler entre tables et chaises sans lui : « Imaginez que nous devions sortir avant vos autres clients et que, pour parvenir à sortir, je sois obligée de m’agripper à leur table. C’est un coup à trébucher et à me retrouver les mains ou le visage dans leurs assiettes. Cela ferait très mauvais effet ! » Les employés sont désolés car la mise en place ne peut pas être déplacée à la dernière minute. Les deux femmes se voient dans l’obligation de renoncer à déjeuner dans cet endroit plein de bons souvenirs. Juliette fait bonne figure mais la tristesse et la frustration se lisent dans son regard.
Charlotte lui propose alors d’essayer une enseigne découverte récemment proposant de la cuisine caribéenne. Elle sait combien sa mère aime les saveurs épicées, voire très pimentées, et cela lui rappellera quelques voyages réalisés avec son père. Juliette, malgré sa déception première, accepte tout en commençant à conter les péripéties de leur voyage à Cuba, lors duquel aurait eu lieu une course poursuite dans des ruelles malfamées ainsi que des duos de danses endiablées sur la scène de clubs enfumés… Même si elle connaît toutes ces histoires par cœur, alors même qu’elles ont tendance à être enjolivées par la vieille dame au fil des années par des anecdotes toujours plus extraordinaires, Charlotte adore écouter sa mère raconter tous ses souvenirs merveilleux. L’endroit proposé par Charlotte semble très accueillant et les odeurs s’en échappant donnent l’eau à la bouche. Tout en entrant dans le restaurant, Juliette décrète d’emblée d’un ton joyeux qu’elle prendra un Ti-punch en apéritif. Cependant, d’un coup d’œil rapide, elle jauge l’établissement et se raidit avec un air réprobateur. Faisant signe au garçon de salle, un beau jeune homme métis à la peau cuivrée et au sourire avenant, elle lui demande de se rapprocher et de se pencher vers elle. A la surprise de Charlotte, elle voit sa mère chuchoter quelque chose à l’oreille du jeune homme. Celui-ci se redresse et lui répond par la négative tout en s’excusant et précisant que des travaux sont prévus mais pas avant le mois suivant. Juliette se retourne vers sa fille et lui annonce « On s’en va ! Peut-être reviendrons-nous dans quelques temps, mais, pour le moment, nous ne pouvons pas nous installer ici non plus ! Allez, cherchons un autre lieu ! Sinon, tant pis : manifestement, les vieilles rabougries mariées à des Dédé et à leurs douleurs ne peuvent plus s’offrir de petits plaisirs gustatifs avec leur fille ! »
Charlotte est interloquée ; une fois dans la rue, elle demande à sa mère de bien vouloir s’expliquer sur ce revirement de situation et sur ce qu’elle a demandé au serveur. Juliette, la mine pincée, et ne répond que lorsque Charlotte devient insistante. « Ma grande, tu sauras qu’à mon âge, même aller aux toilettes devient problématique. En regardant la salle, j’ai constaté que les toilettes étaient situées au sous-sol. J’ai demandé si elles étaient au moins aménagées pour les personnes à mobilité réduite ; et figure-toi qu’ils n’ont même pas installé de barre d’appui pour aider à s’asseoir et se relever… » Puis, empêchant sa fille de répondre : « Ha non ! Ne me regarde pas comme cela ! Je sais ce que tu vas dire. Sache qu’il est, et sera toujours, hors de question, tu m’entends, HORS DE QUESTION que ma fille m’aide aller uriner ! Jamais, durant toute notre vie d’époux, jamais, tu m’entends, mon Edmond ne m’a vue me soulager dans des lieux d’aisance : ce n’est pas ma fille qui verra mon postérieur découvert dans des latrines. J’ai toujours ma dignité ! » A la remarque qu’elle sera, peut-être, un jour, obligée de se faire aider pour ce genre de choses par une aide-soignante, Juliette répond que ce sera alors le travail de cette dame mais que ce n’est en aucun cas celui de sa fille. « A chacun son rôle dans cette vie, ma Chacha. Je sais que tu veux bien faire mais tu es ma fille. Des personnes sont habilitées à aider à la toilette et à ces gestes intimes : c’est leur travail et je serais prête à me faire aider par ce personnel compétent. Je pourrais remettre ma pudeur entre les mains de quelqu’un de neutre comme une aide de vie quand le moment sera venu, mais pas entre les tiennes. Ton rôle c’est d’être ma fille, ma grande Chacha. Mais passons ! Je suis encore loin de tout cela et je n’aime pas aborder ce genre de choses triviales… Alors ? Où allons-nous ? La troisième tentative sera la bonne ! Tiens, regarde sur mon smartphone, je ne peux pas le faire en me cramponnant à Dédé : je suis certaine que sur internet nous trouverons un endroit adapté. Si je parviens à trouver des trigonidii ergotaniani, tu sais mes belles orchidées jaunes, nous pourrons bien dégoter une adresse pour que ta pauvre mère puisse se sustenter en compagnie de sa fille ! »
Charlotte s’exécute en souriant et trouve une adresse de restaurant italien dans une ruelle tout proche, tout à fait conforme aux normes d’accessibilité et confort pour personnes en situation de handicap, très bien noté, aux photographies de plats fort alléchants. Juliette et sa fille (et Dédé bien sûr) se rendent donc à cette adresse presque inespérée. Le lieu est tout à fait charmant et l’accueil aussi bienveillant qu’enjoué. La mère et la fille s’attablent enfin alors que Juliette ne peut s’empêcher de décrire par le menu leurs récentes tribulations en quête d’un déjeuner à la jeune femme qui leur présente les cartes. Celle-ci revient avec un apéritif maison qui leur est offert « pour les remettre de leurs mésaventures » annonce-t-elle avec un grand sourire. Juliette est ravie ! Elle a toujours adoré ces petites attentions. Aussitôt, elle se plonge avec attention dans les listes de plats et de desserts tout en sirotant d’un air malicieux son breuvage coloré et fruité.
Observant que sa mère se sent rassérénée et à son aise, Charlotte en profite pour lui demander comment elle se sent dans son nouveau logement et si tout se passe bien. Juliette lui répond de manière un peu évasive que tout va bien même s’il lui manque quelques petites choses, mais qu’Internet fonctionne très bien et qu’elle peut jardiner en paix sur sa petite terrasse. Une question après l’autre, changeant de sujet pour ne pas paraître trop intrusive puis y revenant avec subtilité, Charlotte apprend également que sa mère a sympathisé avec sa voisine, Claudette. Celle-ci loge dans l’appartement contigu en compagnie d’une petite chatte superbe et maligne comme tout qui vient quémander des caresses à tous les résidents. Juliette lui explique également qu’elle va sans doute se remettre à la peinture, passion remisée depuis fort longtemps, car Claudette l’a convaincue de s’inscrire avec elle aux ateliers de dessins programmés par leur EHPAD chaque jeudi après-midi : cette année, le thème abordé est la botanique, ce qui a fini par raviver entièrement l’envie de la vieille dame de reprendre cette activité délaissée depuis de nombreuses années. A ces nouvelles inattendues, Charlotte ressent un profond soulagement. Le déjeuner s’éternise au fil de leurs conversations ; elles sont les dernières à quitter l’établissement, repues de mets délicieux et pétillantes de bonne humeur.
L’après-midi est alors déjà avancé et Juliette commence à se sentir un peu fatiguée. Elle demande à sa Chacha si elles peuvent rentrer. Faire les emplettes pourra attendre la prochaine visite de sa fille. « Tu vois, je deviens raisonnable : je vais faire une petite sieste et, ce soir, après le dîner, j’irai sans doute faire un scrabble chez Claudette. » Charlotte raccompagne sa mère et la quitte en lui disant combien elle est rassurée que tout semble bien se dérouler pour elle dans cette nouvelle étape de sa vie. Juliette reste à sa porte pour voir la voiture de sa fille quitter l’enceinte de la résidence, lui faisant signe de la main et lui envoyant des bisous du bout des doigts. Enfin, après un instant de silence et d’immobilité, elle ouvre la serrure de son nouvel espace de vie qu’elle s’approprie lentement et pénètre dans son petit salon avec un soupir.