Juliette 3
Juliette souhaite se débrouiller seule pour entreprendre les démarches pour choisir un EHPAD à sa convenance


Quelques jours après avoir appris la nouvelle du cambriolage de son amie Germaine, Juliette reste préoccupée et ne parvient pas à prendre une décision quant à son départ éventuel en établissement pour personnes âgées. Elle ne se résout pas non plus à en parler avec sa fille : il lui semble insurmontable de dévoiler sa fragilité. Peut-être également qu’elle ne se sent pas prête à reconnaître que son entourage avait raison. « Je les entends tous d’avance me dire qu’ils avaient raison et, qu’à mon âge, je ne peux plus vivre seule dans mon village, loin de tout… Je ne suis pas sûre que ma fierté y survivrait. Mon médecin pourra sans doute me conseiller sur la marche à suivre : si je dois partir, je m’occuperai de tout dans mon coin. Il sera toujours temps d’annoncer la nouvelle quand tout sera réglé. » Charlotte doit justement conduire sa mère chez son médecin le lendemain pour une visite de contrôle de son état général et vérifier si elle parvient à se remettre des conséquences de sa chute qui s’éternisent. A la fin de la consultation, baissant d’un ton afin que Charlotte ne puisse pas l’entendre depuis la salle d’attente, elle expose à son docteur ses préoccupations : « Il faut que je vous parle de quelque chose mais chuuut ! C’est un secret : je ne veux surtout pas que ma Chacha se doute de quelque chose. Vous savez, mon cher, vous avez devant vous une pauvre vieille femme toute rabougrie. Je ne peux plus me déplacer sans mon Dédé, je ne suis pas dupe : après 2 ans de rééducation et d’efforts sans retrouver ma souplesse d’antan, je sais que cela signifie que cet engin sera mon nouveau compagnon pour la vie. Ma Chacha m’apporte des repas deux fois par semaine et je laisse mon jardin en friche… Si vous pouviez voir cela ! J’ai honte ! Que suis-je donc devenue !? » Elle lui rapporte également la grave mésaventure subie par son amie Germaine. Le médecin, avec le plus de tact possible, lui explique qu’il est sans doute effectivement temps de quitter sa belle maison pour d’envisager d’entrer dans un EHPAD dans lequel elle pourra bénéficier des soins dont elle a besoin, tout en gardant un maximum d’autonomie. « J’espère avoir encore de belles années devant moi mais, quoiqu’il en soit, je ne veux plus être une charge pour ma bonne Chacha. Mais, vous savez, quitter la maison que nous avions choisie, mon Edmond et moi… C’est bien la décision la plus tragique de ma vie. » Le médecin de famille qui la connaît depuis de années la rassure et lui communique les coordonnées de l’association « Séniors d’or. » La structure propose bénévolement divers types d’accompagnements pour les personnes âgées qui ont besoin d’être épaulées lors des changements inévitables induits par les problèmes de santé, d’autonomie ou d’isolement.
Troublée mais confortée dans son dessein, Juliette se documente autant que faire se peut : podcasts de sa radio culturelle favorite, documentaires, articles… Il est difficile de trouver des informations objectives : elle a parfois le sentiment que la décision de quitter son foyer va la guider directement dans les affres d’un enfer abominable au fond desquels oubli et mort sont inéluctables ; parfois, au contraire, certains établissements paraissent avenants et plein de promesses ; d’autres encore esquissent la possibilité d’une nouvelle jeunesse. « Comme si j’allais à nouveau gambader comme une gazelle dans leurs parterres de fleurs ! Il ne faut pas non plus nous prendre pour des buses ou des étourneaux ! Ils n’ont pas le remède miracle contre l’âge malgré le prix qu’ils osent afficher. A ce prix-là, je veux retrouver mon corps de jeune femme ! Cela se saurait si tout était si merveilleux ! » Quelques jours plus tard, elle prend contact avec « Seniors d’or » qui lui semble offrir une écoute, prendre en compte son désarroi comme ses besoins. De son côté, Germaine pense également à l’alternative de vivre dans ce genre de nouvel environnement. Cette dernière reste très traumatisée par la violente expérience du cambriolage de sa maison et n’envisage de se retirer en EHPAD que si Juliette devient sa voisine au sein de la structure. Cependant, les places sont rares si l’on souhaite être logé en semi-autonomie dans de petits appartements. Gilles aide beaucoup sa mère et lui propose de l’épauler également mais Juliette préfère se reposer essentiellement sur l’association avec qui elle est en contact régulièrement. Elle ne veut être une charge pour personne. « Je crois que ma Chacha commence à se douter de quelque chose : elle me connaît, ma grande fille… Il faut que je fasse preuve de réserve, je ne veux pas l’inquiéter plus qu’il n’est nécessaire et, surtout, je veux parvenir à tout organiser toute seule. Mon amour-propre restera sans tache ! »
Ainsi déterminée, Juliette, accompagnée de l’une des bénévoles de « Séniors d’or », Marina, une jeune femme très prévenante et discrète, visite quelques établissements et rencontre la direction de certains d’entre eux pour envisager un emménagement. Juliette a établi une liste de questions qu’elle pose invariablement lors de chacune de ces entrevues : « Avez-vous une bonne connexion wifi (prononcé « vouifi »), pour Internet ? Parce que je veux pouvoir appeler mes petits-enfants « en visio » et recevoir les news letters de mes sites de jardinage et, pour cela, il faut un bon courant… enfin… vous voyez ce que je veux dire : un bon réseautage. » Et sans forcément laisser le temps à son interlocuteur de répondre : « A propos de jardinage ! Pourrais-je jardiner un peu ? Je veux impérativement continuer à faire pousser mes plantes aromatiques et mes fleurs. Je ne viens pas de faire l’acquisition de sublimes trigonidii ergotaniani… Vous ne savez pas ce que c’est ? De magnifiques orchidées jaunes ? Non ? Bon, tant pis, sachez qu’elles sont superbes. Je ne viens donc pas d’en faire l’acquisition pour les laisser crever en les confiant à je ne sais qui. Je les veux chez moi et pouvoir les entretenir. » Et de continuer : « Une autre chose importante : mon coiffeur est le seul qui sache bien réaliser ma mise en plis. Je suis coquette chère Madame -ou « mon bon Monsieur », selon la personne qui la reçoit- et je ne veux pas que quelqu’un d’autre que Damien touche à ma chevelure de princesse ! C’est possible ? D’accord… Bon… Cela fait un bon point pour vous. » En sus, Juliette est bien sûr extrêmement attentive au cadre de vie individuel proposé, à la propreté des espaces collectifs, à l’atmosphère générale des lieux. Dans un joli petit carnet spécialement acheté pour l’occasion, elle prend des notes tout en échangeant avec Marina sur ses premières impressions. Si seulement Germaine pouvait être à ses côtés, le bouleversement de leur mode de vie serait moins douloureux.
Après quelques hésitations, Juliette porte son choix sur un EHPAD proche de la ville dans laquelle vit sa fille, qui lui a proposé un petit appartement de deux pièces en rez-de-chaussée, ouvrant sur une terrasse sur laquelle elle pourra installer des jardinières. Par ailleurs, l’établissement organise, entre autres activités, des sorties dans des musées ainsi que des cours de peinture, de botanique et d’ornithologie. Non sans mal pour garder le secret envers Charlotte, Juliette organise son déménagement. Elle doit faire preuve de ruse car sa fille ne cesse de lui poser des questions sur les appels auxquels elle répond en chuchotant lorsqu’elles sont ensemble ou sur les courriers qu’elle tente de camoufler aux regards de la curieuse. Juliette tient à tout gérer seule, jusqu’au bout. C’est ce que son Edmond aurait souhaité : que leur fille chérie ne soit pas soucieuse par sa faute et qu’elle-même se montre courageuse et indépendante autant que faire se peut. Le jour du grand chambardement arrive ! Avec une grande efficacité, Marina a aidé Juliette à faire ses bagages et à choisir quels objets, livres et souvenirs elle allait emporter avec elle dans son nouvel environnement.
Le soir de son arrivée, elle est accueillie par la directrice de l’EHPAD et Serge, un charmant jeune homme auxiliaire de vie, qui se présente comme étant responsable du bâtiment dans lequel elle est logée. Elle est escortée à la porte de son petit appartement, toujours épaulée par Marina qui s’est chargée des voyages entre sa maison et l’établissement pour lui apporter tous ses bagages et cartons. Une fois toutes ses valises déposées dans ce qui lui fera office de salon, elle demande à la bénévole de « Seniors d’or » de la laisser seule. Il est temps pour elle de prendre possession de cet espace et elle veut le faire seule. Elle pourra verser une petite larme, ou deux, ou bien plus, sans avoir de témoin et rester digne jusqu’au bout de sa démarche. C’est ainsi qu’elle parviendra à faire le deuil de sa vie passée et de son indépendance.
Une fois dans le calme et la solitude de son nouvel habitat encore impersonnel, elle s’emploie à ranger ses vêtements, à disposer photographies et bibelots sur les meubles et à arranger un peu la décoration à sa convenance. « Cela prendra du temps afin pour que je me sente chez moi, hein, mon Dédé ? Mais, au moins, plus de tapis dans l’entrée ! » Avec un pincement acéré au cœur, elle regarde autour d’elle en pensant à ce qu’elle a laissé derrière elle… Comment sa fille va-t-elle réagir à ce brusque changement ? Elle pense également à Germaine. Celle-ci a pris la décision de partir vivre à Toulouse avec son fils et son épouse, du moins pour quelques temps : le cambriolage l’a laissée démunie, fragile ; vivre seule loin des siens lui semble impensable. Gilles possède une maison spacieuse dans laquelle il pourra accueillir sa mère avant qu’elle ne sente capable d’emménager dans une maison de retraite. Juliette se sent alors encore plus émue face à sa vie démantelée. Si elle n’avait su sa Charlotte dans la même localité, Juliette n’aurait sans doute pas pu se résigner à quitter sa belle maison pour ce tout petit espace au sein d’une institution pour personnes âgées. « Personnes âgées… Pffff… Si seulement mes gambettes pouvaient avoir l’âge de ma tête ! « l’âge, c’est dans la tête » disent à tout bout de champ les trentenaires et quarantenaires comme Alexandrine et Timothée (ses petits-enfants) ! On voit qu’ils n’ont pas 92 ans ! Enfin… Je ne me débrouille pas si mal, hein, mon Dédé ? » plaisante-t-elle à part elle en tapotant la poignée de son déambulateur.
Le lendemain matin, elle se réveille de très bonne heure car elle souhaite se familiariser avec les lieux avant d’appeler sa fille. Il faudra lui annoncer qu’elle se présente non pas chez elle -son ancien si beau chez elle- mais à l’EHPAD de la rue des Églantines, Bâtiment A, porte 7. Charlotte va être dans tous ses états ! Mais Juliette s’efforcera de lui faire comprendre qu’il lui était nécessaire de procéder à ce changement toute seule. Bien sûr, Marina l’a énormément aidée mais elle se veut autonome et indépendante le plus possible et le plus longtemps possible. Malgré le chagrin et le sentiment diffus de désorientation qui l’envahissent au réveil, elle se sent fière d’avoir pu gérer ce nouveau cap de son existence sans sa famille. Elle n’aurait pas aimé que l’on se montre trop compatissant et trop afféré autour d’elle alors qu’elle avait avant tout besoin de calme et de sérénité pour réaliser cette transition. Quoiqu’il en soit, avant le petit-déjeuner, Juliette veut explorer les lieux…
En visitant l’établissement, elle n’a fait attention qu’aux espaces d’habitation qui pouvaient la concerner, à la propreté des locaux communs ainsi qu’aux menus proposés dans le réfectoire. Elle a toujours été ainsi, ne se concentrant que sur les choses qu’elle juge essentielles. Le reste n’avait été toujours qu’accessoire ! Cependant, avant d’y accueillir Charlotte et afin de montrer à sa fille qu’elle a fait le bon choix, il lui faut se familiariser avec les lieux. Si elle doit lui faire visiter son nouvel espace de vie, il faut qu’elle puisse le faire bien et sans quémander de l’aide dans chaque couloir. Or, elle doit bien avouer, une fois dans les allées bordant « son » bâtiment A, qu’elle ne sait pas trop bien se repérer. Deux immeubles réunis par une sorte de galerie lui font face. Ce grand chêne, à sa droite, lui dit quelque chose… c’est sur l’une de ses branches qu’elle avait remarqué une mésange à longue queue lors de sa première visite… Mais ce n'est pas cela qui va l’aider à trouver par quelle porte entrer pour trouver le réfectoire. « Outch… Voilà que Dédé déraille et veut visiter la plate-bande !? Ah non ! C’est moi qui commande ! » dit-elle à voix haute en remettant son rollator sur le droit chemin de l’allée dallée. Elle décide de prendre la porte la plus proche : elle finira bien par trouver son chemin jusqu’à la cantine ou aux espaces dévolus aux diverses activités qui l’intéressent. « L’établissement est aménagé pour de pauvres petits vieux : le but n’est pas de nous faire errer sans but jusqu’à ce que mort s’en suive comme dans le dédale de Knossos. De toute façon, je vais bien finir par sentir une odeur de café et de pain grillé et, telle un petit cochon truffier, je suivrai cette piste ! Hihi ! »
Elle entre. Comme elle s’en doutait, le couloir de gauche, réduit à quelques mètres, mène à un ascenseur, elle longe donc celui de droite. Concentrée sur sa marche difficile, cramponnée à son déambulateur, elle regarde le sol sans prêter attention au croisement qu’elle emprunte. Parvenue dans une grande salle vide de toute présence, elle regarde autour d’elle et comprend qu’elle est perdue car elle ne reconnaît absolument pas cet endroit. « Bon… qu’est-ce qu’on fait maintenant, mon Dédé ? Si j’étais avec mon Edmond, on s’en moquerait bien : tout était une aventure… A présent aussi, c’est une aventure, mais bien moins glorieuse… Alors, où sommes-nous donc ? »