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Juliette 15

Juliette invite d’autres résidents afin de faire mieux connaissance.

Enfin le grand jour des retrouvailles est arrivé ! Juliette s’apprête à recevoir sa fille Charlotte dans son petit appartement de deux pièces, Bâtiment A, porte 7, aussi bien aménagé que possible. Tous les résidents devant recevoir des proches reçoivent une convocation après le petit-déjeuner dans le bureau de la directrice. Lors du premier repas de la journée, à présent le premier rassemblement « des jeunes » de l’EHPAD, les discussions vont bon train et l’humeur est maussade. L’allocution du Président, la veille au soir, lors du journal télévisé, a fait état d’un contexte sanitaire grave : les décès s’accumulent, notamment parmi les personnes de plus de 60 ans (« 60 ans, c’est si jeune ! » ne cessent de se ressasser la plupart des résidents), les mesures restrictives se durcissent pour toute la population. Néanmoins, personne n’imagine que, du jour au lendemain, il ne sera plus question de voir ses proches, surtout alors que les cadres de vie sont déjà si réduits comme dans des établissements de ce type. Roger se veut rassurant : le vieux musicien se montre toujours optimiste et veille au bon moral des troupes. La directrice met à mal tout son travail de bonne humeur en annonçant que, jusqu’à ce que de cette décision soit levée dans les plus hautes sphères du gouvernement, toutes les visites sont interdites. La dizaine de résidents, du moins celles et ceux en état de bien appréhender la nouvelle, sont, les uns effondrés, les autres, révoltés. Cependant, ni les pleurs ni les cris ne peuvent aller à l’encontre de ces nouvelles mesures. La directrice, l’air tout aussi anéanti que ses protégés, promet de remettre courriers, photographies et messages aux familles même si cela va à l’encontre des nouvelles lois et de transmettre dessins de (arrière-)petit-enfants : elle est consciente de la détresse de toutes et tous et souhaite faire un geste pour que la situation soit la moins traumatisante possible pour chacune et chacun.


Juliette repart vers son petit appartement décoré de fleurs, de nouveaux napperons réalisés au crochet en compagnie de Claudette sur la terrasse -Dame Lila en chaufferette sur les genoux de l’une et l’autre- et de ses bibelots. Claudette et Roger la rattrapent : eux aussi devaient recevoir, l’une son fils et ses deux petits-enfants, l’autre son petit-fils venu du Québec spécialement pour son anniversaire. Les deux amis lui demandent de ralentir, ce qui, concernant Juliette et Dédé, est le signe de circonstances exceptionnelles. La vieille dame, tout panier en osier et voiles (de sa robe des grands jours) dehors, fonce dans les couloirs en fulminant et ravalant ses larmes. « Julieeette ! Attends-nous un instant ! Ne va pas te faire de mal à aller si vite ! Et ne nous fais pas faire d’acrobaties à te trottiner après ! » Juliette s’arrête et se colle contre un mur. L’émotion la gagne alors que ses deux nouveaux colocataires la rejoignent. Séchant une larme, elle remet sa mise en plis en place d’un petit geste coquet et se tourne vers eux. « Je m’excuse… Je sais que ce doit être aussi difficile pour vous que pour m… » Sa phrase se termine dans un sanglot refoulé. Roger lui tend un mouchoir de flanelle tout en se détournant courtoisement « Ah ! Ces allergies du mois de mars… Ne vous préoccupez pas de ce geste : nous sommes toutes et tous sous le coup de ces très vilains et brusques « pollens » actuels… Je pense que nous serons beaucoup à devoir essuyer quelques larmes impromptues ce soir. » Claudette propose à sa nouvelle amie de la raccompagner et de boire un thé toutes les deux, sur leur terrasse fleurie devenue commune (puisque cela est encore permis), et de prendre le temps de parler un peu ensemble. Malgré sa détresse et son envie de se retrouver seule, Juliette accepte de bon cœur : toutes les présences seront bienvenues autant que possible durant les prochains mois…


Les semaines s’enchainent et rien ne semble s’arranger, bien au contraire. Les visites sont toujours interdites. Juliette se sent bien contente de savoir gérer les appels « en visio » : elle, au moins, peut voir le visage de sa Chacha, de sa petite-fille Alexandrine vivant à Paris, ainsi que de son petit-fils Thimothée, son épouse Athéna, et leur petite princesse de 3 ans, Suzanne, résidant près de Corinthe en Grèce. Lors du dernier appel, la petite fille fait la connaissance de Lila, la chatte de Claudette, par ce biais et crie à la ronde, toute heureuse, « Ce chat ravit ma journée !!! Ce chat est trooooop beau ! » Et de le répéter en grec et en anglais en chantonnant. Elle termine d’ailleurs en confiant la responsabilité de sa « Mamiliette » à Lila qui, déterminée à prendre au sérieux les directives dictatoriales de la petite-fille, se frotte avec amour et force ronrons à l’épaule de la Mamie-Juliette. Sur ces entrefaites, cette dernière propose à Claudette, pour qui le téléphone reste un miracle, et qui ne sait pas du tout se servir d’un ordinateur, de lui permettre d’appeler son petit-fils autant qu’elle le souhaite depuis « sa visio » en enregistrant le numéro de téléphone de ce dernier. Elles se confient, avec leur ironie habituelle, qu’elles ont l’impression de faire de la résistance grâce à une radio clandestine. Cela donne un peu de baume au cœur à l’une comme à l’autre.


Au bout de trois mois, les mesures ne s’assouplissant aucunement, bien au contraire. Juliette se décide alors à demander un privilège exceptionnel à la direction : si cela est validé à l’avance, les réunions en petit comité (moins de 8 résidents ou 7 résidents + un auxiliaire de vie) sont encore autorisées. Ayant reçu l’aval des hautes sphères, la vielle dame distribue des invitations dans de jolies enveloppes aux convives de la table « des jeunes » lors d’un petit-déjeuner. L’une des leurs est à l’hôpital, en réanimation, atteinte du virus alors que sa santé était bien fragile. L’un des autres pleure la perte de son fils. Au sein de l’établissement, les repas se déroulent, pour les plus démunis de la structure, dans les chambres médicalisées. Seuls « les jeunes » et les « durs d’oreilles » (tout aussi « jeunes » qu’eux mais ayant créé un collectif à part, dû à leur handicap particulier) sont autorisés à se retrouver pour les repas. Ils ont conscience de ce privilège et le personnel reste aussi distant que faire se peut tout en essayant de venir leur rendre visite une fois par jour, souvent au détriment de leur propre vie privée. Le joli papier à lettres déroule la calligraphie appliquée de Juliette qui convie chacune et chacun à venir goûter chez elle le lendemain à 15h30. En sus des délices qu’elle est parvenue à extorquer à Fatima, une aide cuisinière au talent gustatif hors pair, elle propose à toutes et tous de donner les numéros de leurs proches pour leur téléphoner « en visio. »


Le monsieur qui a perdu son fils lui glisse son enveloppe en hochant négativement de la tête et en essayant une larme. En lui tapotant la main, il se lève et quitte la table. Deux autres convives, une dame très effacée et un ancien professeur de lettres lui avouent qu’ils ne se sentent pas vraiment d’humeur à se rassembler et pensent que, malgré l’isolement, se retrouver chez les uns ou les autres peut être risqué. Ne restent à table que l’hôte dépitée, Claudette et Roger qui s’échangent des regards peinés. Ils promettent à Juliette d’être présents et d’apporter l’une un joli bouquet, l’autre son violon. C’est avec des sourires encourageants malgré l’atmosphère amère qui les enveloppe que les trois comparses se rendent au cours d’ornithologie qui a tout de même lieu grâce au fait qu’il se déroule en extérieur au sein du parc et que les participants ne sont plus… que trois. Merles aux chants mélodieux, mésanges affairées -charbonnières, bleues et à longues queues !-, , pic épeiche (entendu de loin) et autres oiseaux chanteurs se laissent découvrir sous l’oreille et les jumelles averties du petit groupe. Ces deux heures passées dans un coin de nature tout aussi relatif que rassérénant apaisent un peu les trois âmes tourmentées et déçues quant à la tentative de réception de Juliette.


Le « Goûter Officiel de Contrepartie face à l’Isolement Forcé » a lieu le lendemain dans le petit salon de Juliette. Pour compenser l’absence des autres conviés, Serge, Fatima et Lila sont présents. Contrairement aux deux autres, Lila se presse sur les genoux de chacun avec un plaisir non dissimulé et des pauses parfois indignes d’une princesse de sa lignée. Les facéties de la petite chatte forcent les sourires les plus timides. C’est sans doute en grande partie grâce à cette innocence féline que les discussions graves se brisent sur des sourires et des sujets plus légers.


L’heure se doit d’être à la solidarité. Il est question de durcir encore les mesures au sein des EHPAD et de forcer tous les locataires à résidence, n’ayant plus alors pour visite que celle des soignants et auxiliaires de vie. Juliette et Claudette se promettent de continuer à se voir, puisque le soleil est leur allié, pour le moment du moins, sur leur terrasse commune pour jouer au scrabble les après-midis. Roger promet, quant à lui, de continuer à jouer du violon fenêtre ouverte aux mêmes heures pour les accompagner du haut de son premier étage. Les auxiliaires de vie promettent de faire passer les messages d’un étage à l’autre si besoin est. Nonobstant le peu de réponses positives à ses invitations, Juliette est touchée par l’affection sincère qu’elle reçoit de chacune et chacun. Roger lui témoigne une courtoisie empreinte d’amour courtois grâce à des références à la littérature épistolaire d’Abélard et Héloïse qu’ils connaissent tous deux.


Cette touche de romance met du baume au cœur à la nonagénaire qui n’avait connu qu’un seul grand amour : son tendre Edmond ! Le soir, après avoir partagé les nombreuses victuailles sucrées encore offertes, puis avoir rangé ses petites assiettes et cuillers de cérémonie avec l’aide de Fatima, Juliette s’assoit face à la photographie souriante de son aimé du temps jadis et lui confie les avances toutes en retenue de son voisin. « Mon Edmond, mon chéri, tu ne m’en voudras pas ces quelques œillades ? Et toi, mon Dédé ? Non plus, hein ? Hihi ?! Oh quand même, que m’arrive-t-il ? Il faut que j’en parle à ma Chacha et Dridrine (Alexandrine) tout à l’heure avec ma visio… Elles vont se moquer de moi… Oh… Nan mais, tout même !? » Après un silence, tout en serrant la photographie de son Edmond contre son cœur : « Mais ça fait du bien de se sentir un peu Héloïse à mon âge, surtout en ce moment… Roger m’a promis la tempête du printemps de Vivaldi demain, ainsi qu’une adaptation des variations Goldberg de Bach, à l’heure du scrabble de Claudette et Lila. Je ne peux pas y être insensible totalement. Mais rien ne te remplacera, mon Edmond, jamais rien ni personne… » Elle soupire avant de lancer le logiciel pour le coup de visio du soir : Chacha et Dridrine ne peuvent que soutenir leur chère aïeule en apprenant que cette dernière a un soupirant qu’elle n’éconduit qu’avec demi-mesure. Cela étant, les échanges sont un peu chagrinés : Juliette fait part de sa déception après ce goûter en très petit comité alors qu’il était encore possible aux résidents de se retrouver à huit durant plusieurs jours. La vielle dame si sociable a du mal à comprendre pourquoi certains se renferment sur eux-mêmes alors même que leur cadre de vie se restreignait avec tant de rapidité. Elle espérait trouver un peu de la chaleur humaine partagée dans son joli village… Il était certes loin de tout, mais les habitants étaient très proches les uns des autres. Ici… Dans le giron de l’EHPAD, protégée mais isolée, elle se retrouvait bien seule.


Un trille de violon, comme une sorte de « bon soir, gente dame ! », sonne dans le crépuscule avant de s’éteindre comme il était venu frapper à sa fenêtre et à ses pensées. La solitude se ferait peut-être moins pesante que prévue…

Choix 1

Vous voulez poursuivre l'histoire? Ou en discuter?

Choix 2

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scénario par

Mme Gaudé Jacqueline, Mme Obriot Renée, Mme Gasquere Yvonne, Mme Kahl Madeleine, Mme Cereda Andrée, M. Nicolas André, M. Berne Michel, Mme Becker Léa

avec le soutien de

l'animatrice du GIP Grandir et Vieillir en pays de Colombey

mise en texte

Apolline Marie HUIN

illustrations

Constance HUIN

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