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Juliette 14

Juliette invite sa famille à venir enfin la voir mais les mesures sanitaires vont-elles permettre cette visite ?

Rendez-vous est pris avec Charlotte pour cet après-midi. Juliette est impatiente comme jamais. Elle tourne en rond dans son petit appartement, déplace un objet, lisse son couvre-lit, redresse un cadre… Elle a souhaité l’accueillir dans son appartement et non pas dans le hall de l’établissement. Après tout, elle se veut chez elle : son palier n’est pas celui de l’EHPAD, il se trouve sur la petite terrasse en rez-de-chaussée du bâtiment A porte 7. Elle aurait eu le sentiment de faire partie de ces « personnes âgées en manque d’autonomie » si elle avait choisi de recevoir sa fille dans une salle commune. Juliette souhaite se montrer comme Juliette, femme à l’intérieur douillet, toujours coquette, la mise en plis impeccable, le sourire rehaussé d’un peu de rouge. Par ailleurs, elle ne veut pas affoler sa fille en lui offrant, dès son arrivée, la vue des résidents les plus handicapés : il sera temps de lui faire visiter les espaces communs, dans lesquels elles rencontreront inévitablement certains pensionnaires parfois vraiment diminués, après lui avoir fait découvrir son petit nid personnel. Elle ne veut surtout pas que sa fille imagine qu’elle n’est entourée que de pauvres petits vieux grabataires et que sa maman, certes « un peu âgée » est amenée à le devenir aussi. L’heure du rendez-vous approche. La vieille dame se sent un peu anxieuse. Charlotte sera désolée de voir combien son cadre de vie est à présent réduit. Cela étant, elle est fière de ce qu’elle est parvenue à faire de ce petit deux pièces : elle a changé les rideaux, a tout décoré à son goût et sa terrasse est un parc à elle seule tant les jardinières et autres pots de fleurs ou arbustes l’envahissent. Claudette, en bonne voisine, a d’ailleurs accepté de bon cœur que quelques-unes de ses plantations soient installées sur son palier à elle.


Les minutes passent inexorablement… Charlotte est normalement très ponctuelle : peut-être a-t-elle été accueillie par la directrice et s’entretient-elle avec elle sur le chemin du bâtiment A ? Ou a-t-elle rencontré l’un des résidents à l’esprit agité qui errent parfois dans les couloirs ? « Mais que fait-elle ? Je vais devenir folle à tourner ainsi comme un hamster dans sa roue !? » On frappe à la porte. Juliette inspire une grande bouffée d’oxygène, lisse sa robe, regarde une dernière fois autour d’elle et ouvre la porte le sourire aux lèvres. Mais point de Charlotte ! Un masque cachant la moitié inférieure de son visage comme cela est devenu la norme depuis une dizaine de jours déjà, il s’agit de Serge, l’aide de vie référent du bâtiment, qui s’excuse d’un air contrit devant la déception manifeste de la résidente. Juliette pressent une mauvaise nouvelle. « Chère Madame Juliette, puis-je entrer ? Je pense préférable que l’on puisse s’asseoir afin de discuter de la situation posément. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Ne vous inquiétez pas pour votre fille, elle va bien et se trouve devant l’établissement. Mais, nous n’avons pas le droit de la faire entrer. » Sous le choc, Juliette ne sait quoi répondre. Serge est sincèrement désolé et continue pour clarifier cette décision aussi exceptionnelle qu’impitoyable pour les résidents comme pour leurs familles. Paniquée, Juliette demande des explications sur la durée de l’interdiction des visites, son pourquoi, les risques réels que peut provoquer ce virus qui bouleverse le monde depuis plusieurs semaines. Il s’agit bien sûr de protéger les résidents : de plus en plus de cas très graves obligent à des hospitalisations en réanimation, le nombre de décès augmente notamment parmi les séniors. Juliette tente de retenir ses larmes sans succès : comme elle regrette, à présent, de ne pas avoir confié son dessein à sa fille et d’avoir entrepris son emménagement avec elle ! Comme elle regrette de ne pas l’avoir invitée plus tôt ! Son orgueil a toujours été l’un de ses défauts et encore une fois elle en est la victime. « Mais… Si Charlotte porte un masque et si nous promettons de ne pas nous toucher ? Vous, vous êtes bien là devant moi… ce ne serait pas très différent… » Serge continue, navré, en lui expliquant que c’est impossible et que la directrice s’adressera à tous les résidents le soir-même. Elle leur communiquera officiellement les nouvelles directives gouvernementales quant au contexte sanitaire et les mesures qui sont dorénavant prises au sein de l’institution. Il la prévient que cela sera difficile mais qu’il ne peut rien lui dire de plus mis à part que personne ne sait combien de temps cela durera. Néanmoins, pour l’heure, il est possible aux personnes qui devaient recevoir des visites de voir leurs proches depuis les fenêtres du hall d’entrée.


Anéantie par cette terrible nouvelle, Juliette suit péniblement Serge jusqu’au hall principal et se place devant l’une des larges fenêtres grandes ouvertes pour permettre aux familles de se voir quelques minutes et de se crier quelques mots. Elle aperçoit Charlotte, tenue à l’écart de l’établissement par des barrières. « Chacha !!! Chacha !!! » Juliette crie le nom de sa fille désespérément en délaissant son rollator pour s’agripper à la rambarde de la fenêtre. Derrière elle, elle entend les pleurs et les plaintes des pensionnaires privés comme elle d’une visite de leurs enfants ou petits-enfants. A l’extérieur, une jeune maman console son petit garçon qui se cramponne à ses jambes en criant « Je ne veux pas que ma mamie soit morte ! Je veux voir mamie !!! Pourquoi je n’ai pas le droit de lui donner le dessin que j’ai fait pour elle ? Je veux voir ma mamiiiiie ! » La directrice tente de rétablir le calme autant qu’elle peut et promet que tout est mis en œuvre pour que les résidents soient protégés du virus. Restant professionnelle sans pour autant parvenir à cacher son émotion, elle enjoint ensuite les visiteurs éconduits à se retirer.


Quelques heures plus tard, les résidents, rassemblés dans le réfectoire pour le dîner, attendent l’élocution de la directrice. Les discussions inquiètes et les sanglots résonnent dans la pièce lorsque celle-ci entre accompagnée de l’équipe des aides de vie. Imposant le silence, elle expose alors le fait qu’il est dorénavant interdit de recevoir des visites et qu’il sera peut-être bientôt question d’interdire les rassemblements de résidents au sein de l’établissement. Des exclamations fusent ici et là. Assise près de Juliette, Claudette est pétrifiée et serre la main de son amie dans un geste plus éloquent que tout un discours. La directrice annonce alors qu’elle doit annoncer aux pensionnaires une triste nouvelle : Nanon, une octogénaire adorable occupant une chambre médicalisée du bâtiment C, est hospitalisée dans un état critique depuis la veille. Elle engage chacune et chacun à se rencontrer les uns les autres le plus rarement possible et à éviter les salles communes. Les repas seront d’ailleurs distribués dans les appartements et les chambres à partir du milieu de la semaine suivante.


Les résidents, ceux du moins étant en état de comprendre la situation, sont littéralement sous le choc. Les questions fusent mais la directrice sincèrement affectée par ce qu’elle est obligée d’imposer à celles et ceux qu’elle a sous sa responsabilité avoue qu’elle n’est pas en mesure de répondre à toutes les demandes : elle-même n’est pas encore au courant de tout et, chaque matin, elle reçoit de nouveaux courriels pour lui donner de nouvelles instructions qu’elle doit mettre en place dans la précipitation avec les moyens dont elle dispose. A « la table des jeunes, » Claudette reste muette, une dame se met à sangloter : sa petite-fille devait venir lui rendre visite le lendemain pour lui présenter la petite Paloma née le mois précédent. Les autres enchainent les hypothèses sur l’origine de la maladie et les protestations quant à ces mesures qu’ils jugent inhumaines. L’un d’eux, un homme au visage marqué, souvent silencieux s’écrit : « Je ne veux pas être parqué comme lors de la dernière guerre ! J’ai été interné à Drancy, séparé de toute ma famille, je ne veux pas revivre ce déchirement. Bien sûr, ce n’est pas la même chose, nous ne serons pas battus ni affamés, mais l’isolement et la mort planent sur nous tous. Oh Seigneur ! Je veux revoir mes enfants… » Le dîner se termine dans un silence pesant qui s’installe progressivement : l’inquiétude et le chagrin prennent le pas sur toute autre émotion. Au moment de se séparer, Roger, les traits tirés, se veut encourageant et optimiste : « Mes amis, cela ne pourra durer éternellement. Certaines et certains d’entre nous ont survécu aux camps de concentration et à d’autres grands malheurs. Mais, pour le moment, nous sommes là, vivants et il ne faut pas nous laisser abattre. Nous pourrons toujours téléphoner à nos proches, tous les jours, et nous allons profiter de chacun des derniers repas à cette table. Ensuite, nous pourrons nous saluer depuis nos paliers et nos fenêtres et il nous faudra rester soudés. Ça va aller… Restons courageux. » Malgré ces paroles emplies d’assurance, il se détourne pour s’essuyer les yeux avant de leur souhaiter la nuit la plus paisible possible.


Durant les jours et les semaines qui suivent, les pensionnaires sont assignés à résidence avec la possibilité de sortir un peu dans les espaces verts mais chacun à leur tour. Les repas se prennent seul, dans les chambres comme cela avait été annoncé. Le personnel, masqué et portant des gants, se relaye pour visiter chaque jour chaque pensionnaire au détriment de leur vie privée car il est fort peu nombreux au vu du nombre de leurs protégés. Parfois, la nouvelle d’un décès se propage dans l’établissement, plus rarement, celle d’une guérison. Les familles, à l’extérieur ne sont pas épargnées non plus. La situation est épouvantable. Juliette, comme ses amis, craint de ne plus jamais pouvoir revoir les siens. Les appels, pour sa part la plupart du temps « en visio » ne compensent pas l’absence, la solitude, la crainte. Comme un appel à l’espérance que tout son bâtiment peut écouter en ouvrant ses fenêtres, Roger s’astreint à jouer chaque après-midi une pièce de violon de Vivaldi, de Paganini ou de courtes improvisations joyeuses… Mais le temps du confinement s’éternise encore et encore.

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scénario par

Mme Gaudé Jacqueline, Mme Obriot Renée, Mme Gasquere Yvonne, Mme Kahl Madeleine, Mme Cereda Andrée, M. Nicolas André, M. Berne Michel, Mme Becker Léa

avec le soutien de

l'animatrice du GIP Grandir et Vieillir en pays de Colombey

mise en texte

Apolline Marie HUIN

illustrations

Constance HUIN

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