Juliette 12
Juliette demande à Serge où se trouve la salle à manger et décide de patienter là-bas.


Juliette se laisse amadouer par le naturel du jeune homme et lui avoue honnêtement qu’elle s’est « juste un petit peu » égarée en cherchant la salle dans laquelle prendre son petit-déjeuner. Elle se sent confuse mais rassérénée. « Pour ma première matinée ici, j’ai voulu explorer les lieux. Ma fille n’est toujours pas encore au courant que je me suis installée ici. Je vais lui téléphoner tout à l’heure pour lui annoncer et l’inviter à découvrir mon nouveau nid. Elle voudra tout visiter, je la connais, pour vérifier que je me sentirai bien ici et que tout est propre, adapté, sécurisé… Elle s’inquiète beaucoup pour sa vieille mère, ma Chacha. Aussi déambulai-je, héhé, c’est le cas de le dire, -elle tapote les poignées de Dédé- dans les couloirs du bâtiment quand j’ai croisé ce monsieur qui semblait encore plus perdu que moi. J’ai souhaité l’aider quand il s’est agité mais j’en étais bien incapable. Cela étant, à présent, vous avez raison, je pense qu’il est temps d’aller prendre un petit-déjeuner réparateur. » Serge indique à cette nouvelle résidente fière et distinguée le chemin du réfectoire au gré de la conversation et lui commente ce qui est proposé chaque matin : café, thé, chocolat au lait, jus de fruits, toasts et quelques confitures dont la meilleure est celle à la figue, affirme-t-il en fin connaisseur.
Le jeune homme adore son métier ; cela se ressent dans chacun de ses gestes empreints d’attention envers Fernand devenu docile à son bras comme dans ses égards courtois envers Juliette. Il se montre attentif, précautionneux mais sans pitié ni condescendance. Après avoir dépassé la salle vide dans laquelle Juliette s’était égarée, ils parviennent à la salle à manger.
La pièce qu’elle découvre alors lui semble immense. Avait-elle évalué sa taille lorsqu’elle avait visité les lieux avec Marina ? Toutes les tables peuvent accueillir une douzaine de personnes chacune. Serge la laisse seule le temps de confier Fernand à la garde d’une aide de vie ayant la charge d’aider les résidents les plus handicapés à prendre place. Le réfectoire se remplit alors rapidement dans un brouhaha indistinct au milieu duquel des « Gnéééééaaah ! » reconnaissables surgissent à intervalle presque régulier. Juliette s’arrête à l’entrée, interdite, ne sachant où s’asseoir. D’ordinaire très à l’aise en société, elle se sent soudain timide et souhaiterait se faire encore plus petite qu’elle ne l’est déjà et disparaître. Elle regrette de ne pas avoir pris ses dispositions pour prendre son petit-déjeuner seule dans sa petite chambre. Elle voulait se montrer sociable et s’intégrer au plus vite, mais au milieu de ces visages inconnus, de ces fauteuils roulants occupés par des corps parfois inertes et ces uniformes de personnel soignant, elle ne sent pas du tout à son aise. « Doux Jésus ! Mais qu’est-ce que je fais ici !? J’ai fait une grossière erreur en déménageant. Je suis certaine que j’aurais pu continuer à vivre dans ma jolie maison. Bien sûr, j’aurais fini par enlever la carpette de l’entrée mais cela aurait suffi à me rendre la vie facile. »
« Puis-je vous donner le bras et vous accompagner à une table, belle Dame ? » Avec stupéfaction, Juliette se tourne vers la voix inconnue et découvre le visage à la barbe grise bien taillée d’un homme qui lui présente indubitablement un bras galant. « Eh bien, cher Monsieur, ce n’est pas de refus. C’est la première fois que je viens me restaurer en ces lieux et je n’en connais pas encore les usages. Cependant, si j’accepte volontiers votre bras, vous constaterez que je suis dans l’obligation de donner la main, ou les mains, à Dédé que voici. A qui ai-je l’honneur ? » Le vieil homme au charme raffiné esquisse une sorte de révérence et se présente comme Roger Boutel, neurologue de son ancien état, mais aussi et surtout violoniste virtuose dans sa jeunesse, résident à la résidence depuis 4 ans. « Si vous le souhaitez, venez vous asseoir avec mes amis et moi à la table du fond, là-bas. Je vais vous présenter. » Il la guide avec déférence jusqu’à un groupe constitué de deux hommes et trois femmes en pleine conversation ponctuée de rires. « Chers convives, je vous présente une nouvelle arrivante ! Très chère, si vous voulez bien vous asseoir ? Je me permets de placer Dédé, c’est bien cela ?, près du mur. Je pense qu’il vous attendra sagement. » Juliette se détend, sensible à la galanterie et à l’humour de Roger, le second sauveur de sa matinée.
Alors que le personnel de la cantine propose boissons chaudes et jus de fruits et disposent sur la table du pain, du beurre et les fameuses confitures dont lui a parlé Serge, chacun se présente. A côté de Juliette, une dame prénommée Claudette, apprêtée et bavarde, finit par la mettre définitivement à l’aise grâce à son esprit vif et son sens de la répartie. Il s’avère qu’elles sont voisines de palier, Claudette résidant Bâtiment A, porte 8. « En revenant de nos agapes, il faudra absolument que je vous présente Lila. Je suis certaine que vous allez vous entendre. Elle a un goût inné pour les personnes de qualité, étant elle-même d’une lignée princière ! » Intriguée, Juliette demande qui est cette Lila qui ne vient pas prendre son petit-déjeuner avec la joyeuse assemblée. Dans un éclat de rire, Claudette lui répond qu’il s’agit de sa chatte, une belle petite Sacrée de Birmanie qui, dans sa jeunesse, a gagné plusieurs concours de beauté féline. De l’avis de tous, « la Créature », telle qu’est surnommée la petite bête, est un amour et viendra très certainement faire ses urbanités quotidiennes à sa nouvelle voisine. Avec un clin d’œil complice, Roger demande à Juliette si elle se sent plus à son aise et si son premier repas dans l’établissement devient un moment agréable. « Vous savez ce qui est le pire dans ces maisons ? Les vieux ! Les vrais vieux, comme ce pauvre Fernand que vous avez, je crois, croisé tout à l’heure. Il faut tenter de ne pas y prêter trop attention. Il ne faut pas se leurrer, l’âge nous diminue mais ne faites pas trop attention aux légumineuses. J’espère ne pas vous choquer en disant cela. Entre nous, nous appelons les occupants des premières tables ainsi : ces pauvres bougres immobilisés dans leurs fauteuils ou encore ceux-ci, placés sous la surveillance presque constante du personnel, sous peine de les voir errer sans but, ne sont plus vraiment là. Et pourtant nous partageons le même espace à présent. Mais, ici, soyez rassurée : je pense pouvoir dire au nom de toutes et tous que vous êtes adoptée à la table des jeunes et y serez toujours la bienvenue. » L’ironie sert à dédramatiser une situation qui pourrait rapidement devenir insoutenable. Le réfectoire regroupe tous les types de résidents, des plus invalides de corps ou d’esprit aux plus sémillants. Cette compagnie dépareillée agite le couperet des affres de l’âge au visage de toutes et tous. Juliette remercie chaleureusement Roger, Claudette et les autres de leur accueil et de lui avoir permis de passer un bon moment malgré son appréhension. Elle se déride petit à petit et, redevenant elle-même, raconte l’abandon de sa maison, son mariage heureux avec son Edmond et son amour des plantes.
Après un petit-déjeuner tout à fait honorable, surtout grâce à la compagnie enjouée de ses nouvelles connaissances, Claudette et Juliette rentrent dans leurs appartements, dans le bâtiment A. Claudette lui indique que des bandes de couleurs sur les murs permettent de se repérer facilement : suivre le rouge pour le réfectoire, le vert pour la salle de dessin et musique, jaune pour celle des jeux de société… « Les noms de fleurs et d’insectes pollinisateurs ne sont donnés aux espaces que pour l’esbroufe » commente la dame « certains des résidents ne peuvent plus lire ou sont incapables de comprendre les indications fléchées, le système de couleurs permet à presque tout le monde de s’y retrouver… je ne dis pas cela pour vous bien sûr ! Hihi ! Les premiers jours ici ne sont jamais faciles, je le sais bien. » Juliette pourra donc fièrement faire visiter les lieux à sa fille sans se perdre à nouveau. Sur le chemin, elle raconte à sa voisine qu’elle s’apprête à annoncer à Charlotte son emménagement. Claudette est interloquée : « Vous n’avez rien dit à votre famille ?! Vous êtes bien courageuse d’avoir fait les démarches toute seule ! Je n’aurais jamais pu avoir ce cran. Tous mes respects ! Nous voilà arrivées, attendez une seconde, écoutez ! Vous entendez ? Ça, c’est le chant de Mademoiselle Lila qui demande à faire sa ronde matinale dans le parc ! » La porte à peine entrouverte, une boule de poils soyeux beiges et noirs se faufile entre les jambes des deux femmes en ronronnant et se frottant avec contentement contre les montants métalliques de Dédé. « Il semble que vous et votre ami soyez adoptés ! Sur ces présentations roucoulantes, je vous souhaite bon courage pour l’appel à votre fille. Vous pourrez me raconter comment cela s’est déroulé lors du déjeuner si la compagnie de notre petit groupe de jeunes vous sied. » Les deux femmes se quittent en se promettant de se retrouver à midi.
S’armant de courage, à 10h00 précise, Juliette compose le numéro de Charlotte. Il est temps, à présent, de prévenir sa famille des récents bouleversements et d’inviter sa fille à venir visiter l’EHPAD dans lequel elle a trouvé ses quartiers. « Bonjour ma Chacha. Ça va ? » Charlotte comprend immédiatement que quelque chose ne va pas ou qu’une catastrophe est arrivée. Jamais sa mère ne débute leurs conversations ainsi : pas de petit mot amusant, pas de voix digne de personnage de conte, pas d’espièglerie… « Que se passe-t-il ? Tout va bien ? Tu as eu un accident ? Où es-tu ? » Affolée, la fille de la vieille dame ne la laisse pas répondre tant ses questions se bousculent. « Pas de panique, ma Chacha : je ne suis pas tombée, je ne suis pas à l’hôpital, je n’ai pas été cambriolée ni séquestrée comme ma pauvre Germaine… Mais assieds-toi, s’il te plaît, je pense que c’est préférable. J’ai quelque chose de sérieux à t’annoncer. Demain, lorsque tu viendras me voir comme tous nos vendredis, ne viens pas à la maison. Alors, comment te dire cela sans trop t’effarer ? Tu es assise ? Bon… Alors… Hummm… J’ai-emménagé-dans-un-EHPAD ! » Elle prononce ces derniers mots d’une traite comme s’il s’agissait d’une seule et même syllabe. Le silence lui répond. « Chacha ? Ma grande ? Tu es toujours là ? Si tu es tombée dans les mirabelles, je vais devoir appeler les secours !? Ils vont te traiter de vieille et t’emmener à l’hôpital et je ne pourrai même pas venir te voir ! Réponds-moi s’il te plaît ! » Charlotte est estomaquée. Jamais elle n’aurait pu imaginer que sa mère prenne cette décision, surtout seule, et qu’elle aurait pu tout entreprendre sans rien lui dire. « C’était donc cela toutes ces cachoteries ? J’avais senti que quelque chose se tramait dans mon dos ! J’avais même imaginé que tu avais rencontré un galant ! Mais ça !? Pourquoi ne m’avoir rien dit ? Oh… Ma chère maman… Comment te sens-tu ? Comment est-ce ? Oh… je suis consternée par cette nouvelle. » Juliette rassure sa fille et lui explique sa démarche. Avant tout, elle tente de lui faire comprendre combien il était important pour elle de se sentir maîtresse de son destin, sans doute pour la dernière fois. La fille de cette farouche nonagénaire comprend malgré sa stupéfaction. Nonobstant la blessure inévitable infligée à son amour-propre de fille dévouée, elle éprouve pour sa mère beaucoup d’admiration face à sa détermination. Elle écoute alors sa chère maman raconter comment celle-ci s’y était prise pour lui cacher son dessein, l’aide de Marina (à qui il faudra envoyer une boîte de chocolats), les rencontres enjouées de la matinée, ses inquiétudes et sa tristesse aussi… Après plus d’une heure d’explications, elle invite sa fille à venir lui rendre visite le lendemain, comme tous les vendredis, car il est bien sûr impensable de ne pas perpétuer leurs deux rendez-vous hebdomadaires à la régularité métronomique.
Avec le temps et quelques aménagements, le petit espace de vie de Juliette acquiert du charme. Elle demande régulièrement à Charlotte de lui apporter un livre, un album de photographies ou des objets-souvenirs de son ancienne vie. Le petit appartement finit par ressembler à une réduction de la jolie maison laissée au passé : sorte de cabinet de curiosités et de reliques dont les histoires ne demandent qu’à être encore racontées. Claudette devient une amie, la Créature Lila, une compagne de jardinage et, à l’occasion de quelques lectures, une chaufferette appliquée dans l’art du ronron. Sans se départir d’un chagrin certain, la vieille dame trouve, malgré tout, ses repères et éprouve de petits bonheurs. Les ateliers de dessin botanique et les cours d’ornithologie au sein du parc de l’établissement auxquels Claudette participe également lui apportent un plaisir simple qui lui permet d’équilibrer ses émotions encore mitigées. Par ailleurs, Roger lui apporte aussi beaucoup. Depuis sa terrasse, alors qu’elle prend soin de ses diverses plantations, elle l’entend souvent jouer des envolées de pièces pour violon de Vivaldi ou Paganini. Tout le répertoire musical qu’elle chérit ! Le vieil homme raffiné se montre toujours très prévenant envers elle et semble lui faire une cour toute en retenue à laquelle elle n’est pas tout à fait insensible. Contre tout attente, la vie pourrait-elle encore lui offrir quelques délices insoupçonnés ? Au gré de ses visites, Charlotte a d’ailleurs remarqué les marques d’affection de ce charmant monsieur et ne manque jamais de taquiner sa mère à ce propos avec malice et bienveillance. Juliette s’adapte avec résignation, certes, mais tout en conservant sa personnalité pétillante et son entrain naturel.
scénario par
Mme Gaudé Jacqueline, Mme Obriot Renée, Mme Gasquere Yvonne, Mme Kahl Madeleine, Mme Cereda Andrée, M. Nicolas André, M. Berne Michel, Mme Becker Léa
avec le soutien de
l'animatrice du GIP Grandir et Vieillir en pays de Colombey
mise en texte
Apolline Marie HUIN
illustrations
Constance HUIN