Juliette 11
Juliette se sent trop oppressée et demande à rentrer à l’EHPAD


Juliette tente de faire bonne figure en souriant à Charlotte. « Linge & Maison » est très proche, il suffira de longer l’allée sur quelques dizaines de mètres. On aperçoit même l’enseigne rassurante de là où elles sont. L’atmosphère de la boutique sobre, calme et élégante est une promesse de douceur après toutes ces grossières mésaventures. Juliette se cramponne aux poignées de Dédé avec détermination. Charlotte l’escorte le long des vitrines, essayant de la protéger des passants trop pressés et inattentifs. Elles y sont presque ! Néanmoins, Juliette ralentit progressivement et s’arrête. Elle semble chercher à reprendre son souffle et sa contenance, une main agrippée à son rollator, l’autre se frottant lentement la nuque et la gorge. Inquiète, Charlotte s’empresse de lui demander si elle se sent mal. Juliette ne veut pas inquiéter sa fille, mais elle trouve cet endroit bien inhospitalier et étouffant. Les quelques bousculades qu’elles ont subies l’ont beaucoup plus épuisée et angoissée qu’elle ne l’avait cru elle-même. Aussi Juliette prend-elle la décision difficile de rentrer se reposer ; d’ordinaire, elle aurait persévéré, elle ne se reconnaît plus.
Avec autant d’assurance que possible, elle répond à sa fille que tout va bien mais que, finalement, elle n’a plus besoin de grand-chose. Après tout, les serviettes de toilette blanches font leur travail de serviettes ; « des serviettes bleues sont superflues. Quant au reste de ma liste, il n’y avait rien d’important » assure-t-elle à Charlotte. Celle-ci a remarqué la manière dont sa mère avait fourré sa liste de courses au fond de la poche de sa veste et comprend qu’il s’agit d’une excuse pour rentrer sans perdre la face. Elle veut ne pas froisser Juliette en lui donnant l’impression d’être le témoin impuissant de sa perte de confiance et d’autonomie. Aussi lui répond-elle que si c’est ce qu’elle souhaite et qu’elle n’a plus besoin de rien, elle va la ramener à l’EHPAD. Elle lui assure d’ailleurs qu’elle-même est un peu fatiguée et que ses nouvelles chaussures lui font mal aux pieds. Chacune fait semblant de croire l’autre dans un accord tacite de discrétion quant à leurs préoccupations mutuelles : toutes deux savent qu’aborder le sujet de l’excursion décevante ne ferait qu’aggraver les choses.
Sortir de la galerie marchande est un soulagement : le simple bruit de la circulation et l’odeur des rues semblent réconfortants après l’atmosphère étouffante et bruyante qu’elles viennent de laisser derrière elles. Les deux femmes prennent leur temps pour retrouver le « clapier à roulettes » de Charlotte. Elles parlent peu ou évoquent des sujets légers de peu d’importance. Peu à peu, Juliette reprend des couleurs et retrouve sa vivacité. Elle plaisante puis évoque sa nouvelle amie Claudette et la petite chatte de cette dernière si câline et joueuse. Dans la voiture, sur le chemin du retour, Charlotte tente de savoir ce que la liste de courses de sa mère comportait. Juliette refuse obstinément de répondre mais il est vrai qu’une chose importante était au cœur de cette expédition : une « Poupée Pétale ! » En effet, la petite dernière de la famille, Suzanne, va bientôt fêter ses 3 ans et, d’après son père Timothée, le fils de Charlotte, elle rêve de ce jouet depuis des semaines. Juliette souhaitait être celle qui offrirait la poupée tant désirée à la petite fille. Cela avait une importance toute particulière pour Juliette : Timothée et sa famille vivent en Grèce et ne reviennent en France qu’une ou deux fois par an. Juliette connaît donc Suzanne essentiellement grâce au logiciel d’appel « en visio » qu’on lui a installé sur son ordinateur portable. Elle se faisait une joie de choisir quelle « Poupée Pétale » elle allait envoyer par colis à son arrière-petite-fille. Ne pas avoir eu le courage ni la force d’aller au bout de sa démarche la tracasse. Après quelques minutes, Juliette, troublée, ne peut s’empêcher d’évoquer son arrière-petite-fille : « Tu sais comment Suzanne m’appelle ? Mamiliette ! Oui, je me doute que j’ai déjà dû te le dire cent fois mais avoue que tu aimes bien ! Héhé ! Je te connais, tu deviens encore plus gâteuse que moi quand il s’agit d’elle ! Hihi ! Quand elle m’appelle ainsi avec sa toute petite voix et des petits bruits mouillés… Qu’elle est mignonne cette petiote ! Je ne dis pas cela parce que c’est la nôtre mais tu avoueras que c’est la plus belle petite fille du monde, n’est-ce pas ? Elle me fait tellement penser à toi quand tu avais son âge… » Charlotte comprend que les préoccupations de sa mère concernent le cadeau d’anniversaire dont la date approche.
Arrivées à l’EHPAD, Charlotte aide sa mère à enlever sa veste et à s’installer dans le fauteuil du petit salon. Elle dispose les nouveaux livres de Juliette près d’elle et lui prépare un thé. Juliette lui assure alors que tout va bien et qu’elle a juste besoin de se reposer un peu. « Allez, oust ! Tu ne vas pas perdre le reste de ta journée en restant avec ta vieille mère qui va sans doute s’endormir durant sa lecture. Tu peux me laisser seule, je t’assure. » Charlotte embrasse la vieille dame courageuse et entêtée. En partant, faisant mine de s’assurer que la veste de sa mère est bien accrochée au porte-manteaux, elle parvient discrètement à récupérer la liste de courses de sa mère que celle-ci avait enfoncé dans une poche en la froissant de frustration.
Il est encore tôt : Charlotte se rend à nouveau au centre commercial et entreprend de trouver tout ce que sa mère n’avait pas la force de dénicher : les serviettes bleues, une crème pour le visage de la marque bio « Provence » et la fameuse « Poupée Pétale. » Devant les rayons de jouets, elle hésite. Sa mère se faisait une joie de choisir la poupée parfaite pour son arrière-petite-fille et Charlotte ne voudrait la priver de ce plaisir. Elle décide alors, au risque de réveiller Juliette, de lui téléphoner en visuel. Après quelques sonneries, la voix un peu ensommeillée de sa mère lui répond : « Que se passe-t-il, ma grande ? Tu as un souci ou ai-je oublié quelque chose dans ta voiture ? » Charlotte lui demande alors d’activer le mode caméra de son téléphone et Juliette découvre que sa fille est retournée au magasin de jouets. « Maman, je vais te montrer toutes les « Poupées Pétale » disponibles et tu me diras laquelle tu veux offrir à Suzanne. » Cette attention touche énormément la vieille dame qui se sentait si triste après cette journée d’emplettes inachevées. Lentement, Charlotte passe la caméra de son smartphone devant chaque poupée. « Attends, ma Chacha ! Ne va pas trop vite ! Reviens en arrière… Encore… Voilà ! Je pense que celle qui porte une petite robe à fleurs serait parfaite. Non, pas celle-ci… l’autre… Oui, celle-ci ! » Juliette est rassérénée et retrouve de la gaité dans la voix : le geste de sa fille chérie lui a finalement permis de trouver le cadeau parfait pour Suzanne, même à distance. La mère et la fille se disent un au-revoir plein de tendresse. Avant de raccrocher, Charlotte promet de revenir le lendemain afin de montrer la précieuse poupée à Juliette et de l’emballer avec elle dans un beau papier avant d’aller confier le colis à la poste.
La vieille dame pose son téléphone en soupirant. Ses sentiments sont mitigés : autant elle est reconnaissante à sa fille d’avoir su trouver une solution pour lui venir en aide sans l’exclure, autant elle se sent démunie devant sa perte de résistance et d’autonomie. Elle aimait tant flâner en ville, prendre le temps d’entrer dans des boutiques juste pour le plaisir de regarder leurs articles, seule ou accompagnée de Charlotte ou de Germaine. Mais à présent, tout comme son amie, les problèmes de marche, de douleur et de fatigue tendent à réduire son cadre de vie. Cela étant, elle a tout de même pu choisir le cadeau de sa belle arrière-petite-fille. Sur cette pensée consolatrice, confortablement installée dans son fauteuil, Juliette choisit l’un de ses nouveaux romans. Fatiguée mais apaisée, elle commence à lire et oublie momentanément ses déconvenues.
scénario par
Mme Gaudé Jacqueline, Mme Obriot Renée, Mme Gasquere Yvonne, Mme Kahl Madeleine, Mme Cereda Andrée, M. Nicolas André, M. Berne Michel, Mme Becker Léa
avec le soutien de
l'animatrice du GIP Grandir et Vieillir en pays de Colombey
mise en texte
Apolline Marie HUIN
illustrations
Constance HUIN