Charlie 10
Elle se fait violence et ôte son t-shirt


Mise en confiance par l’attitude désinvolte et les bavardages insouciants de ses amies, Charlie se décrispe. Son corps se détend, ses muscles se relâchent, ses gestes se font plus naturels, et elle ne tente plus de cacher son décolleté en agrippant désespérément l’une des bretelles de son maillot pour le remonter. Progressivement, elle participe aux verbiages et aux rires. Si elle a toujours l’impression d’être la cible de regards dégoûtés ou moqueurs, elle y prête de moins en moins attention. Grâce à la légèreté des Siamoises et de Ludivine, Charlie oublie ses énormes complexes. Les garçons malmènent toujours le pauvre ballon … et la professeure de français qui, désespérée par cette balle infernale, annonce qu’elle décide de rentrer en avance à l’hôtel avec les élèves qui le souhaitent. A force de courir et sauter partout avec frénésie, l’un des amis de Mattéo s’est tordu la cheville et se voit contraint d’accompagner la sévère enseignante. Pauline, « l’intello de la classe, » qui avait passé son temps à lire appuyée contre un arbre profite de l’occasion pour se retirer également et « réviser » ses cours d’Histoire en vue des excursions du lendemain. D’ordinaire, Charlie n’aurait pas hésité à retrouver solitude et intimité en regagnant au plus vite sa chambre d’hôtel. Pourtant, ce jour-là, malgré « les autres, » malgré son maillot qui semble vouloir rétrécir et mouler inéluctablement son embonpoint, elle ne voudrait pour rien au monde quitter l’ambiance joyeuse de sa classe.
Ludivine propose d’aller profiter de la mer. Elle collectionne les galets en forme de cœur et souhaite longer le rivage et découvrir de petits trésors dans le sable léché par les vagues. Éléonore et Camille attrapent Charlie par les mains et l’aident à se relever afin qu’elle les accompagne : il est hors de question qu’elle reste toute seule dans son coin. Elles décident que chacune d’entre elles devra trouver qui des galets en forme de cœur ou de couleurs rose ou bleues, qui des coquillages ou d’autres riens insolites. Charlie se prend au jeu et, les pieds dans l’eau agréablement rafraichissante, éclabousse ses copines, ose se pencher pour ramasser les artéfacts recherchés. Si elle ne peut s’empêcher d’essayer, vainement, de faire redescendre son maillot sur ses cuisses et de le faire remonter sur sa poitrine après chaque récolte, elle ne sent pas pour autant la cible de quolibets. Elle se sent fière d’être, en cet instant, une simple adolescente s’amusant avec des amies à la plage. Si sa mère et Jennifer avaient été présentes, les choses ne se seraient assurément pas déroulées de la même manière : peut-être n’aurait-elle même pas été autorisée à enlever son t-shirt ou aller dans l’eau. Charlie se sent libérée d’un poids qui alourdit considérablement ses complexes loin de sa famille. Ici, en compagnie de ses nouvelles amies, elle peut être elle-même.
Malgré l’envie de certains de continuer à s’amuser, le temps du jeu s’achève et il faut rassembler les troupes pour rentrer à l’hôtel et se préparer au dîner. Éléonore, Camille, Ludivine et Charlie décident de se retrouver après une douche et s’être changées : les premières arrivées à la salle à manger réserveront les places pour les autres. Charlie découvre Nathalie dans la chambre déjà douchée et habillée en train de réarranger un foulard dans ses cheveux bouclés pourtant toujours impeccablement arrangés. Cette fille est décidément agaçante à force d’être en permanence parfaite. Regardant Charlie derrière son reflet dans le miroir de l’armoire, elle lui sourit et lui demande si elle a passé un bon après-midi mais elle ajoute : « C’est dommage que vous ayez voulu arrêter le match de volley, je suis sûre que l’on aurait pu gagner contre les garçons si vous aviez continué à jouer un peu. » Comme toujours lorsque Nathou s’adresse à elle, Charlie ressent un pincement au cœur. Elle croit déceler systématiquement un double sens à ses propos. Elle lui répond un peu vivement qu’il faisait vraiment trop chaud et que c’était Éléonore qui avait demandé de cesser de jouer, pas elle. Nathalie se retourne, l’air (faussement ?) étonné, et lui répond qu’elle n’a rien dit de méchant et qu’il faut qu’elle se calme et cesse de se braquer à chaque fois qu’on lui parle car c’est agaçant. Elle finit disant qu’elle descend rejoindre ses copines car elles vont dîner avec Antoine et son meilleur ami. Charlie se retrouve seule, un peu amère en pensant qu’une « grosse vache » comme elle ne mangerait jamais en compagnie d’Antoine.
Cela étant, elle n’a pas le temps de s’appesantir sur cette introspection dénigrante envers elle-même car les Siamoises frappent à sa porte : « Tu es prête ? Il faut se dépêcher si on veut une table où s’installer toutes ensemble ! » Charlie se recoiffe rapidement et rejoint ses amies. Ludivine est attablée à une table de six encore disponible et leur fait signe de la rejoindre. Bien sûr, Charlie a faim ; elle se retient de prendre un morceau de pain avant que soit servie l’entrée. Les discussions s’engagent et détournent son attention de la tentation du pain frais disposé au centre de la table. Éléonore évoque la partie de volley et son inquiétude quant à Charlie. Elle a cru qu’elle allait faire un malaise. « Je ne veux pas te gêner, d’accord ? On est amies, tu le sais. N’est-ce pas les filles ? », ajoute-t-elle à l’intention de Ludivine et Camille qui acquiescent, « Donc, si je me permets de demander cela c’est juste parce qu’on s’inquiète un peu pour toi. Peux-tu nous dire si tu as des problèmes de santé ? Ma mère est médecin alors je sais que le fait d’être en surpoids peut provoquer des soucis de santé parfois graves… et tu m’as fait peur tout à l’heure. Tu ne prends pas mal ma question, promis ? Mais si jamais tu as des problèmes de santé, au moins, nous, nous le saurons et nous pourrons t’aider si jamais ça ne va pas. »
Charlie ne s’attendait absolument pas à une telle question. Surtout à une telle question posée avec tant de précautions et de bienveillance. Jusqu’à présent, personne ne semblait s’être inquiété pour elle. Surtout pas sa mère ni sa sœur ni le reste de ses proches. Habituée à être jugée, réprimandée, à être pesée quotidiennement sur ordre de sa mère -juste après la pesée de Jennifer qui, pour sa part, se devait de rester dans la « juste » mesure ordonnée par les concours de beauté-, Charlie est touchée par la sincérité de la demande de sa camarade. D’abord timidement, elle répond à Éléonore qu’elle ne lui en veut pas du tout puis, après une grande inspiration destinée à ravaler les larmes qui lui montent aux yeux, la remercie de sa sollicitude. Camille lui prend la main dans un geste rassurant plein de sympathie sincère et lui sourit en lui disant « Allez, ma belle, pas de larmes, on est entre copines ! Ca va aller, on veut juste être là pour toi car on se doute bien que ce n’est pas facile pour toi de parler de tout cela : tu es tellement secrète depuis le début de l’année. » Charlie respire profondément et se met à confier à ses amies sa vie de famille, sans entrer dans tous ces détails sordides trop nombreux pour être livrés en une fois. Ludivine se montre particulièrement choquée et se lève pour prendre Charlie dans ses bras avant se rasseoir pour l’engager à continuer. L’adolescente raconte alors qu’elle commence à souffrir de problèmes articulaires et respiratoires. Heureusement, elle n’est pas diabétique mais c’est une ombre qui plane sur sa santé si elle ne fait pas plus attention et n’est pas suivie par un médecin compétent. Elle raconte également combien les spécialistes sont parfois humiliants : un dentiste a commencé une consultation en marmonnant « Bon, combien de caries va-t-on trouver là-dedans si vous vous brossez les dents au caramel ? » ; un nutritionniste avait passé le temps de la consultation à la sermonner sans lui proposer de solution car « un cas comme le sien était irrécupérable si ça commençait à son âge. » Ces témoignages bouleversent les jeunes filles qui ne pouvaient pas imaginer des expériences pareilles. Charlie n’avait jamais raconté tout cela. Elle se libère de toute cette charge mentale et ne peut plus s’arrêter de conter ce qu’elle vit au quotidien comme les insultes dans la rue ou dans la cour du lycée. Pour la première fois, elle a l’impression de pouvoir vomir ses traumatismes au lieu de les nourrir en dévorant. Elle se rend compte qu’elle n’a d’ailleurs presque pas touché à son assiette et ne ressent pas le besoin d’engloutir ses plats sans en laisser la moindre miette. Ses amies sont compatissantes mais sans avoir pitié d’elle. Pour la première fois, Charlie se sent comprise et épaulée.
scénario par
Tristan, Perrine, Pauline, Charlotte, Maëlle, Louna, Justine
avec le soutien de
la documentaliste du collège Jacques Gruber Maya YASRI.
mise en texte
Apolline Marie HUIN
illustrations
Benjamin BERTHOLIN